“Je ressors de mes archives cet article écrit en mars 1993 et paru dans la ” Circular ” de l’École Magique de Madrid. Malgré le temps, je suis certain qu’il n’a rien perdu de sa valeur intrinsèque et qu’il est toujours susceptible d’intéresser la majorité d’entre vous. Voici donc le regard d’un professionnel de la scène sur son métier et le nôtre transmis avec humilité, sagesse, et vérité. Lisez-le attentivement, à travers les réflexions d’Alain, nous pouvons apprendre une belle leçon d’humanité ! Et chacune de ses métaphores sont des perles de sagesse !”

Carlos VAQUERA

Pourrais-tu te présenter à nos amis lecteurs ?

J’ai 37 ans, je suis comédien. J’ai été fondateur de la ligue d’improvisation belge et président pendant 5 ans. J’ai touché au one man show, au théâtre, au cinéma, au feuilleton télévisé et au spot publicitaire. J’ai aussi été professeur dans une école de cinéma qui s’appelle ” Parralax ” où j’enseignais l’improvisation.

 

Pourrais-tu nous expliquer ce qu’est l’improvisation sportive ? Comment est-elle née ? Et pourquoi ?

L’improvisation a toujours existé. Si on commence à remonter son histoire, on trouve des traces d’impro chez les Perses, chez les Grecs, etc. L’impro, pour moi, fait partie intégrante du théâtre. L’impro existe au théâtre comme la pâte existe pour faire le pain. Mais ce n’est pas de celle-là que l’on va parler puisque celle-là n’est pas montrable aux néophytes.

Cette impro là, c’est tout y compris le n’importe quoi  et le génial  que l’on ne retrouvera plus jamais. C’est dans ce type d’exercice que l’on place un personnage qui évolue dans une situation X. C’est dans ce type d’exercice que l’on va vivre une émotion en se plaçant dans une situation similaire à celle décrite dans le texte, et c’est ensuite que l’on va rajouter le texte écrit. Cette impro là, c’est comme un dessin, tu commences à faire le croquis qui est à peine un vague schéma au départ, puis tu affines de plus en plus ton brouillon, puis tu commences à crayonner en plus noir certaines lignes…
Tout ça pour arriver à un résultat final qui sera de moins en moins improvisé. Maintenant, l’impro dont je voudrais parler, est plutôt comme tu l’as annoncé : l’impro sportive. Alors, comment est-elle née ? Et bien, elle est née à partir d’une discussion de café qui a bien tourné. C’est un théâtre de recherche au Québec qui s’est posé une question : ” Pourquoi se fait-il qu’il y a plus de monde au hockey sur glace, qui est le sport national là-bas, qu’au théâtre ? “.
Puisqu’ils faisaient du théâtre de recherche, par boutade, par pastiche, avec aucune idée de pérennité, ni de quoi que ce soit, ils se sont dit, juste pour une fois, on va créer un jeu pseudo-sportif où l’enjeu sera l’improvisation théâtrale et où il faudra mériter les faveurs du public. Ils ont donc calqué toutes les références du hockey pour créer l’impro sportive. Ils ont lancé ça sans imaginer l’impact que cela allait avoir. Et vu le succès remporté par cette première rencontre, ils ont créé un championnat national, puis mondial mais de langue francophone uniquement. Je pense que ce succès est dû aussi au fait que le spectateur fait partie intégrante du spectacle puisque à son entrée, il reçoit un règlement, une galoche et un carton bicolore. Le carton bicolore servira à voter l’impro qu’ils ont préféré voir jouer par l’équipe blanche ou rouge par exemple. Le règlement explicite les 17 types de fautes existantes. Et la galoche va servir à montrer l’insatisfaction du spectateur en lui permettant de la jeter sur la patinoire (scène).
C’est le seul spectacle à caractère théâtral où le spectateur se demande ce qu’il ferait à la place de l’acteur. Le spectateur se retrouve en adulte, un peu comme l’enfant se retrouve au théâtre de marionnettes, c’est à dire qu’il intervient verbalement, il réagit à ce qui se déroule devant lui tout en ayant conscience que c’est un jeu. Les impros vont de 30 secondes à 30 minutes, elles ont des catégories silencieuses, chantées, en Alexandrins, des ” à la manière de Tex Avery, Charlie Chaplin, Hitchcock, etc, et les jouteurs (les improvisateurs) doivent respecter ces données. Ils ont 20 secondes de préparation avant de rentrer sur la patinoire et de commencer l’impro. Après l’impro, s’il y a eu des fautes sifflées, le maître de cérémonie explique à celui qui a été sifflé la faute. Après 2 fautes personnelles, un jouteur est mis hors jeu.

 

En tant qu’improvisateur, joues-tu d’abord pour toi-même ou pour le public ?

(Après une longue inspiration)
Ah! Et bien, tout le paradoxe du comédien est là. C’est pour le public que tu es là, mais pour bien jouer il faut que ton premier public soit ton partenaire, tout en gardant les aspects techniques, c’est à dire porter la voix, se présenter 3/4 face, penser à gérer l’espace, etc. Mais soyons clair, on oublie jamais le public. Prenons comme correspondance à cela le funambule. Disons que l’abîme du funambule c’est le public de l’improvisateur.
Alors,  si le funambule veut bien funambuler, il doit ne pas regarder en bas, se concentrer sur plein d’autres choses, et en plus donner l’impression que c’est facile. Parce que s’il est là en donnant l’impression qu’il va se casser la figure toutes les 2 secondes, le public ne jouit  pas. Le danger doit exister au niveau de la forme mais surtout pas au niveau du fond.

 

Quelles ont été tes motivations pour devenir improvisateur ?

Et bien, en commençant par le théâtre où je voyais l’ensemble de la confrérie des comédiens être des gens d’une générosité incroyable, tout vers le public, vers la perfection de leur Art… A un certain moment donné, je me suis rendu compte qu’il n’en était rien, au contraire, tout le monde critiquait tout le monde (note perso : un peu comme en magie!). Donc, en fait, chacun tirait dans les pattes de l’autre en prétendant que chacun était détenteur de la plus grande vérité. Mais, objectivement, je trouvais ça un peu décevant, à part quelques personnes qui ont de telles qualités humaines que,  quelle que soit l’école, le théâtre qu’ils pratiquent, ils resteront bien centrés.
Et je me suis dit, que l’impro sportive allait être la chose qui allait mettre tout le monde d’accord. C’est ainsi, que j’ai commencé à donner cours gratuitement, à la seule condition que les élèves de toutes les écoles puissent y participer. Je voulais que ce soit pluraliste. Et, c’est dans cette optique là que j’ai commencé l’impro.

 

Belle intention! L’impro, est en quelque sorte un jeu de l’esprit où l’imagination du jouteur a un rôle primordial. Existe-t-il des techniques pour développer cet état d’esprit ?

Des techniques, il en existe pour tout. Mais je dirais en quelques disciplines que ce soient, ce qui importe à mon sens, c’est d’avoir un esprit de pratique de cet art qui soit juste. Si tu fais du patinage artistique, du piano, ou quoi que ce soit, parce que tu veux être le meilleur, dans le meilleur des cas, tu deviendras le meilleur. Mais je ne suis pas sûr que tu auras parfaitement jouis du fait de faire du patinage ou du piano, puisque ce n’était pas là ton but, et de fait, peut-être même que ta performance sera relativement stérile parce que juste comptabilisable, elle n’aura pas d’âme.
Si tu adores ce que tu fais,  pour quelques raisons que ce soient, tu vas le faire, me semble-t-il, automatiquement aussi bien que tu peux. Vraisemblablement aussi, si vraiment tu adores ce que tu fais, ce que tu fais ne sera jamais suffisamment bien pour toi. Tu voudras plus. Et là, peut-être – mais ce n’est pas la chose primordiale – deviendras-tu le meilleur, non pas dans un sens de championnat, mais dans un sens, appelons ça, de sagesse. Si tu pars de cette optique là, tu seras toujours le meilleur vis à vis de toi-même.
Alors, s’il faut des techniques de base au niveau de l’esprit pour faire de la bonne impro, il y en a deux : c’est l’humour et là dedans, il y a l’autodérision, il y a plein de choses en plus de l’humilité. Et dans cette direction, le pire comme le meilleur peut arriver, et souvent c’est le meilleur. Mais pourquoi le meilleur ? Parce qu’on se permet le risque du pire.

 

Que penses-tu du trac ? Penses-tu que c’est un élément indispensable au travail de l’acteur, de l’artiste ?

A ma connaissance, le trac est nécessaire et indispensable quand il est bien dosé. Prenons l’exemple du parachutiste. Un para qui n’a plus peur est un para qui a fait une connerie à un moment ou à un autre. C’est un savant dosage entre ce que tu sais au niveau de la technique, de l’expérience, etc., et en même temps ce que tu sais du danger de ce que tu entreprends. Pour moi, le trac n’est pas tellement à discuter. Ceux qui l’ont, l’ont, et ceux qui disent qui ne l’ont pas, je ne suis pas sûr qui ne l’ont pas vraiment. D’abord, à ma connaissance, il y a très peu de gens qui nie l’avoir.
Moi, personnellement, au théâtre j’ai le trac, et tu restes avec ce trac jusqu’au  moment où tu commences à jouer. Et là, bizarrement, il disparaît, il se transforme en énergie. Ton énergie au théâtre, ça doit être l’essence super 95 sans plomb parce que ton moteur théâtral doit être rigide, c’est une voiture de  précision, une Rolls, une formule 1. Alors que l’impro, c’est une vieille Land Rover 4×4 et tu peux mettre n’importe quel type d’essence, elle fera feu de tout bois. De ce fait, en impro je n’appelle pas ça du trac. Quand tu es sur une montagne tu as le vertige, mais quand tu es dans un avion, est-ce que tu as encore le vertige ? Je crois que la différence est là. Au théâtre, c’est l’éventuel vertige de l’alpiniste.
En impro, c’est soit de la chute libre, soit c’est tout simplement être libre comme l’air et voler comme un oiseau. Mais tout, encore une fois, ne correspond qu’à la manière dont toi tu le regardes. Il y a danger si tu manques d’humour ou d’humilité parce qu’à ce moment là, tu écoutes ton ego qui n’avait rien à foutre là-dedans.
Et alors là, tu te blesses personnellement, mais c’est ta faute ou alors la faute des gens qui organisent le spectacle ou qui t’ont formé. C’est à dire que pour moi, si tu n’as pas humour et humilité au départ, tu va te casser la jambe par où tu as péché. Le châtiment est dans la faute.

 

Quand commence réellement l’impro, l’acte scénique ? Commence-t-elle avant de monter sur la patinoire, sur la scène ou au moment du départ de l’impro, de l’acte théâtral ?

Je vais te faire une réponse de Jésuite. Quand est-ce que commence la vie ? Est-ce qu’elle commence quand tu es spermatozoïde ? Est-ce que c’est la naissance ? Ou est-ce que c’est la fécondation ? Objectivement, je ne sais pas. Cela dépend des jouteurs, des impros. Moi, personnellement, j’ai eu des impros où j’ai jouis sur le banc avant que l’impro ne commence.
Et j’ai eu des impros qui ont commencé 30 secondes après le début de l’impro. C’est comme le type qui va dans un restaurant et qui chipote pendant des heures avec sa carte de menu. Où est-ce qu’il commence à jouir de son repas ? A ce moment là ? Au moment où il commence à digérer ? Ou au moment où on le sert ? Objectivement, je ne sais pas.

 

Faut-il être acteur pour être improvisateur ?

Objectivement, non. Mais cela aide tellement que peut-être oui. J’ai le souvenir de gens qui n’étaient pas acteurs, n’avaient aucune volonté de le devenir (ça, ça me fascine un peu, mais enfin bon, c’est mon incapacité à ne pas comprendre que les gens ne puissent pas aimer la même chose que moi), mais qui était, à mon sens, d’excellents improvisateurs.
Moi, je pense qu’on peut être un très bon improvisateur et un mauvais acteur, comme le contraire d’ailleurs. Mais le fait d’être acteur te donne peut-être certains atouts que l’homme normal ne possèderait pas. Atouts de connaissances théâtrales qui t’aident à construire un personnage par exemple. Quand il s’agit de pervertir l’exemple, dans la perversion j’entends pousser de plus en plus loin le 2ème, le 3ème degré. C’est clair que la position de comédien te met dans une position favorable. Mais tu peux très bien être un improvisateur très illuminé parce que tu aimes bien le théâtre sans pour cela être comédien. Ou éventuellement, tu es un type qui passe ses journées dans les bouquins, et tu vas gérer cette connaissance aussi. Si tu es un bon improvisateur et que tu es aussi comédien, c’est clair que ça te donne une palette plus grande.
Par contre, celui qui n’est pas acteur va par inconscience, par curiosité, aller dans des univers qui sont presque inconnus de l’acteur, qui lui, a l’habitude de passer par l’autoroute et ne plus regarder le paysage. Et, en un coup, c’est l’autre qui va lui faire découvrir une nouvelle chose. L’idéal, c’est qu’il y ait un mélange des deux.

 

Robert Houdin a dit qu’un magicien était un acteur jouant le rôle d’un magicien. Que penses-tu de cette affirmation ?

C’est difficile parce que je ne suis pas magicien. Mais, de toute façon déjà, je dirais, que cette définition là, sans vouloir la dénaturer en quoique ce soit, n’est-elle pas la définition de n’importe quel métier qui s’adresse à un public ? Dans quelle mesure un médecin n’est pas aussi quelqu’un qui joue le rôle d’un médecin ? Qu’au-delà de sa compétence, il ne va pas jouer sa compétence pour rassurer le patient, qui de ce fait va être à moitié guéri. Si toi, tu as une définition où tu pourrais m’imaginer un magicien qui ne joue pas à l’être…

 

Dans un certain style de numéro, il existe un personnage qui ne contrôle absolument pas ce qui se passe autour de lui.

Oui, mais là, tu me parles d’un 1er degré qui pour moi est déjà un 3ème. Un magicien qui ne joue pas à l’être, c’est un magicien qui joue à ne pas l’être. De toute façon, la magie est, ce qu’elle est et elle est très facilement identifiée comme telle. Et la personne qui la pratique est assimilée comme étant magicien. Et s’il est lui étonné, c’est une espèce de 2ème degré dans la magie. Le 1er étant : ” voyez ce que j’arrive à faire sans que vous n’y compreniez rien “, et le 2ème : ” moi, je n’y comprends rien non plus “. Et plus ce rôle est bien joué, plus ça rend à mon sens la magie indépendante du magicien, c’est à dire, si le magicien dit : ” voyez comme je sais faire de la magie “, il devient un habile manipulateur, il désacralise un poil la magie.
Le type qui parvient à faire croire à son propre étonnement vis à vis des prodiges qu’il réalise en toute connaissance de cause, alors la magie devient tout à fait indépendante, ça devient un phénomène magique tout à fait fortuit et il est rattaché. Encore une fois, on joue sur une connivence avec le public, puisqu’il le sait. Au niveau de la magie, ça devient plus fort. Et les gens croient à ce qu’ils voient, tout en sachant très bien que ça n’existe pas. Et c’est pour moi, l’art de quiconque fait un spectacle en y réfléchissant bien. L’art de l’impro, l’art du magicien, l’art du danseur, etc., c’est ça. Acteur est un mot difficile. Qui est acteur ? Qui ne l’est pas ? S’il en ressent le besoin, oui. S’il n’en ressent pas le besoin, alors non. Pour moi être magicien, c’est comme un film. Est-ce qu’un film doit être sonore pour être réussi ? Non, ça aide. Dans d’autres cas, c’est le fait de ne pas être sonore qui aide. Est-ce qu’il faut qu’il y ait de la musique au générique ? Est-ce qu’il faut qu’il soit en couleur ? En noir et blanc ?…

 

Penses-tu que l’impro puisse aider le créateur d’illusions ?

Je pense que l’impro est nocive pour le créateur d’illusions. Le principe même de son art est qu’il reste dans la magie. S’il se lance dans l’impro où tout est permis, c’est la magie qui va devenir accessoire, et de par ce fait se dévaloriser. Ce qui est important chez le danseur par exemple, c’est la musique. Si en un coup, le danseur s’arrête pour ensuite recommencer à danser, on se dit qu’à ce moment là, il peut tout se permettre. Ce qui est intéressant chez le danseur, c’est que du début à la fin il y ait un enchaînement logique.

 

Oui, bien entendu. Par contre, le créateur l’illusions peut se servir des techniques de l’acteur pour valoriser sa magie.

Non, là je te réponds tout de suite. Tu me demandais tout à l’heure ” faut-il être acteur pour être improvisateur ?”, et vice versa. Faut-il être magicien pour être un acteur qui interprète le rôle d’un magicien. La réponse est non, mais ça aide. Par contre, au niveau de la magie, si le spectacle qui se veut trop théâtral est trop visiblement un écrin à magie, alors c’est de la blague, parce que l’écrin à magie c’est la magie, point à la ligne, et on arrête là.
Si, maintenant, c’est la magie qui se met au service du théâtre, alors là, ça joue dans la mesure où tu vas regarder un spectacle. Moi, je pense que le seul spectacle dans ce contexte là, c’est celui où c’est le théâtre qui prime, et où la magie se met à son service. Si le théâtre se met au service de la magie, la magie est dénaturée. La magie devient l’accessoire. Le théâtre ne peut pas se mettre au service de la magie. La mise en scène oui.
Si la magie prédomine à ce moment là, c’est du mauvais théâtre, et tout participant au mauvais théâtre est un mauvais acteur. Le magicien qui tiendrait dans une routine plusieurs rôles pour rendre vivant 2 personnages par exemple, ne convaincrait pas le public qui se dirait ” c’est un magicien qui joue à… “, tandis que le vrai acteur doit faire oublier qu’il joue un personnage. A partir du moment où c’est la magie qui est prépondérante, nous voyons un magicien qui fait l’acteur pour faire croire à un personnage. Et ça fait autant d’étapes qui sont autant de freins, appelons ça psychologiques, par rapport au spectacle, que le spectateur va aimer en se rendant compte que ce n’est pas tellement utile au 1er degré à l’acte magique.
L’acte théâtral implique que les gens marchent et s’ils marchent dans le théâtre, ils ne peuvent pas marcher en même temps dans la magie. Tu ne peux pas croire en deux Dieu uniques en même temps. Si c’est du théâtre, la magie est en partie consommée par la théâtralité de la chose. Le théâtre c’est faire croire aux gens des choses qui ne sont pas vraie. Et puisque la magie s’inscrit aussi dans ce contexte, elle devient moins performante. Faire pousser un grain de riz sur le sommet des Alpes, c’est génial. Le faire pousser dans une rizière, c’est beaucoup moins intéressant !

 

Le seul aspect qui me semble intéressant dans la formation de l’acteur pour être au service de la magie, c’est d’aérer la présentation et de créer des ruptures dans celle-ci.

Ca oui! C’est à dire, à mon sens, le faire d’une façon prévisible pour le public. Il faut que le magicien devienne alternativement acteur et magicien. On doit pouvoir jouir d’un numéro d’acteur fait par un magicien pleinement sans que ce numéro d’acteur semble être en quoique ce soit un prétexte à la magie, puisque c’est ce qui va nous faire décrocher.
Il faut que l’acteur oublie qu’il est en train d’acter, et qu’après, sur un canevas d’alternance, l’acteur entame une phase de magie avouée : ” Attention, je deviens magicien et j’arrête d’être acteur ” ou bien, ” je joue le rôle d’un personnage qui, lui, devient magicien ou qui va commettre un acte magique “. Ce qui est un ” plus ” dans le cas de Faust par exemple. Au moment où il commet ses actes magiques, les gens savent qu’ils sont dans la partie ” magie ” et peuvent s’extasier dans ce canevas, pour ensuite retourner dans la phase acteur, etc.
Mais si on part d’un phénomène d’acter vrai, c’est pour moi se mettre en difficulté presque insurmontable. S’il s’agit de la représentation de 2 personnages, c’est autre chose. Tu ne fais pas oublier aux spectateurs que tu es en train de jouer le personnage A ou le personnage B.

 

Je comprends. Par contre, je pense que ça aide à créer une atmosphère. Je me souviens du ” Great Tomsoni “, qui à mon sens, représente un des artistes le plus complet dans notre art, et certainement un des plus grands avec lequel j’ai eu l’occasion de travailler pendant plus d’un mois à Monte-Carlo. Et bien, lors de ses routines, il parlait par exemple d’un de ses amis : Dai Vernon – personnage réel et non fictif – en l’interprétant, et on avait l’impression de voir l’original. Tomsoni devenait Dai Vernon, il l’imitait et son imitation était parfaite.

C’est ça. Mais un imitateur est-il un acteur ?

 

Je pense que oui. Quand tu vois Patrick Sébastien imiter Gérard Depardieu, il possède les techniques de l’acteur, les gestes, la voix…

Oui, indubitablement. Mais pour moi, à la limite, je dirais qu’un imitateur est plus proche d’un magicien que d’un acteur parce qu’il aborde le personnage d’abord de l’extérieur. Et peut-être qu’un bon imitateur est quelqu’un qui va approfondir de plus en plus son personnage à partir de cet extérieur. Les grands imitateurs créent. Ils sont Jean Gabin mais dans une situation non Gabinesque. Ils créent du nouveau Gabin, et de ce fait, ils sont incomparables. Les mauvais imitateurs se tiennent très très proches des situations Gabinesques, et de ce fait, ils sont médiocres parce que trop comparables. On a vu le vrai dans cette situation, et moins il y aura de cliché, plus forte sera la prestation. Puisque je suis le personnage, je n’ai plus besoin de le mettre dans une situation clichée. Là, ce sont des talents de représentation et non des talents d’acteurs.

 

Oui, je comprends… Pour partir dans une autre direction, parlons un peu de la communion entre l’artiste et son public. Est-ce que cette communion est présente quand le public reçoit d’une manière claire ce que l’artiste a voulu lui transmettre ?

Oui, mais il y a une phase intermédiaire. A mon avis, si tu veux donner quelque chose, il faut d’abord le construire. Pour construire quelque chose, il faut que tu croies à ce que tu construis. Bref, tu veux donner quelque chose au public. Bon, ça on l’oublie. Si tu es là, c’est pour ça. Tu ne dois pas être devant ton public en lui disant ” Oh, cher public, comme je t’aime… “. Non, la raison pour laquelle tu es là, est la raison qui fait que cette chose là est sous-entendue, donc ce n’est pas nécessaire d’en parler. Avant toute chose, tu dois te donner toi-même en jouant quelqu’un d’autre. Si tu te donnes toi, tu risques de te blesser et en plus le public n’en a rien à faire. Tu dois d’abord savoir qui tu es et qui est le public dans le partage que tu as imaginé. Tu peux mettre dans la bouche, dans les yeux, ou dans les pensées de ton public ce que tu veux.
Comme personne ne sait où se dirige ton oeil ou ton doigt au moment où tu as décidé de quelque chose, tu peux t’aider. S’il y en a un qui semble endormi, tu peux lui dire ” Je parle pour vous aussi “. Donc, tu vas créer ton partenaire à ta mesure et ça va être ton public. Et tu pourras faire dire au public tout ce qui te passe par la tête, tu le crées comme tu veux. Et toi, il faut que tu te crées un personnage. Tu es qui tu veux sauf toi-même. Et même si tu as décidé de t’alimenter à 100% de ton vécu, tu dois ” sasser ” à mort. Tu ouvres le sas, tu mets dans le sas ce que tu as à dire, tu refermes le sas, et tu ouvres le sas sur le public.
Mais à aucun moment toutes les portes doivent être ouvertes au même moment. Le public ne peut rien voir de ton ” moi ” personnel, sinon on est dans le psychodrame. Tu prends toujours de ton vécu personnel mais tu dois rentrer dans un personnage. Moi, je dirais, si tu sasses, tout est permis. Si tu ne sasses pas, tout est interdit. Jamais ça ne doit être toi. Et alors, une manière de le faire, c’est de se rendre compte que pour que tu sois différent de toi-même dans ta propre vie, il suffit de très peu de chose. On change deux ou trois cases dans ton propre passé ou on change une ou deux cases dans tes aspirations futures, et tu deviens quelqu’un de différent.
Donc, à partir du moment où tu te rends compte qu’il suffit d’aussi peu pour faire des changements aussi profonds, tu te rends compte en même temps que ce ” aussi peu ” n’est pas changé par hasard et ça fait la différence avec l’âme. Mais si toi, dans un saut de recherche technique, tu décides de changer un certain nombre de cases pour devenir quelqu’un d’autre : un tueur de petites filles, un néo-nazi, etc., tu te dis que tous ces personnages sont en toi. Non pas ” je ne peux pas jouer un néo-nazi “, mais  ” je peux être un néo-nazi “. Il suffit, par exemple, que je sois quelqu’un de très catholique, je transforme le mot ” Dieu ” par ” Führer ” et ” 3ème Reich “, et c’est fait! Si je décide que ma grande passion c’est la cuisine et je dois jouer un peintre, je change le mot ” goût ” par ” ton nuancé de couleurs ” et voilà, c’est fait !
Excuse-moi, mais à part deux variantes qui sont les hommes et les femmes, on est tous les mêmes. Fondamentalement, on veut tous la même chose, on veut être aimé. Mentalement, il faut devenir l’autre, et c’est pour moi, au niveau de l’acteur, la seule chose qui importe réellement, quel que soit l’artifice utilisé. De Niro, par exemple, est obligé de se grossir. Quels que soient les moyens physiques pour y arriver, du moment que mentalement tu obtiens une quasi-pureté de l’être joué, le reste coule de source.

 

Donc, pour être magicien, il faut croire à la magie.

Il faut d’abord savoir ce qu’est la magie. Il faut qu’une réalité inabordable par la logique semble exister quand même. C’est une définition possible de la magie. Ce qui mettrait tout le monde d’accord sur le terme magique serait : une chose dont à priori on n’accepterait pas qu’elle soit, est. Voilà !

 

Tomsoni devenait Dai Vernon, il l’imitait et son imitation était parfaite.

C’est ça. Mais un imitateur est-il un acteur ?

 

Mais les gens, à un certain moment donné, dans un certain type de spectacle croient à la magie, croient à des phénomènes para-normaux.

Il faut voir à quelle magie ils croient. Et je ne crois pas que les gens y croient. Les gens ont envie de croire, et à certain moment donné, se permettent d’oublier qu’ils ne croient pas. C’est la même chose que l’impro, que les marionnettes. Si on va dans le domaine de l’acteur, et c’est là où on se rapproche de la magie en tant qu’acteur, je crois que tu dois oublier ce que tu fais pour réellement croire à la magie. C’est là, où je vais croire que c’est réellement magique. Il y a donc deux personnes en toi : il y a le manipulateur qui est le comédien, et il y a le magicien qui est le rôle.
Le manipulateur doit connaître tout du rôle, le rôle ne doit rien connaître du manipulateur. Si n’importe quel personnage de théâtre sait que dans trois secondes il va tomber raide mort, il ne rentrerait pas sur scène. Son instinct de conservation en tant que personnage joué est exactement le même que celui d’un homme normal. Donc, il faut qu’il y ait cloisonnement entre l’homme qui a lu la pièce et l’homme qui la joue pour qu’il fasse un mort tout à fait honorable.
Quand Hamlet rentre en scène, il a une surcharge de vitalité et n’a aucune espèce de supposition qu’il va mourir dans les trois secondes qui suivent pour rendre sa mort crédible, sinon il va rentrer à plat ventre avec un casque. Le parallèle avec la magie, c’est que la manipulation doit être tellement gérée sur un autre plan que, on arrive à ce qu’on a dit avant : ” Etre magicien, c’est jouer à être le magicien mais ne pas oublier qu’on le joue “. C’est à dire, qu’à 99% tu joues à être magicien et à donc croire à la magie quelle qu’elle soit. Soit parce que tu peux encore choisir le type de magicien que tu es et il y a 1% de toi-même qui se donne les moyens de pouvoir continuer à croire en cette magie – et qui est donc ton manipulateur, ton régisseur, ton metteur en scène, ton acteur – mais qu’idéalement on ne voit pas.
Un bon éclairage, c’est quelque chose qu’on ne voit pas. La technique doit être tellement gérée qu’elle n’est plus apparente ni pour le public, ni pour le magicien. Que donc, si elle ne doit plus être apparente, c’est qu’elle est parfaitement assimilée par la répétition ou – et les deux existent – que le jeu du magicien est tellement focalisé sur un autre endroit qu’à la limite, elle peut être aussi maladroite ou grossière que personne ne la verra parce que l’autre phare est tellement plus important. On en arrive à la parallèle qui pour moi est, que le personnage qui doit être joué par quelqu’un qui joue au théâtre dans un canevas de magicien est, par excellence, le personnage d’un magicien ou alors encore plus fort, comme tu disais tout à l’heure, mais là c’est le même rapport qu’avec le public, l’impro c’est par rapport au partenaire ” qui suis-je ?, qui es-tu ? “, et je crois que c’est le même superlatif apparent qui est de dire ” je suis co-spectateur et manipulateur ” qui subit au même titre que les autres la magie d’un magicien qui est dans la salle.
Tu peux décider que ce magicien s’appelle Dieu, qu’il est un esprit, etc., mais il faut idéalement, pour moi, que ce soit pris sans réserve par tout le monde. La marionnette à fils est vraiment prodigieuse au moment où on oublie les fils. Il y a deux manières d’oublier les fils : où bien on ne les voit pas et même comme ça, on ne les oublie pas franchement tout le temps, où bien la marionnette est tellement parfaite que tu ne veux plus voir les fils. Et quand je te parle des gens qui croient vraiment à la magie, certains sont plus conscients que les autres, mais tout le monde est conscient qu’en réalité ils n’y croient pas.
Mais d’un autre côté, il y a des gens qui ont tellement besoin d’y croire – à ça ou à autre chose. Ce sont peut-être des gens qui, avant tout, ont besoin de croire que certains d’entre nous ont des pouvoirs, et qui ont décidé que ta magie est un excellent prétexte pour y croire. Au théâtre, je pense qu’on ne peut pas mystifier le public, alors que dans la magie on en a le devoir. Donc, il y a des gens qui ne peuvent pas accepter que ça n’existe pas, et il y a des gens qui ne peuvent pas accepter que ça existe, c’est à dire, il y a des manifestations qui réellement échappent à tout entendement, et il y a des gens qui disent ” Il y a un truc ” sans rien comprendre au phénomène mais parce qu’ils ne peuvent pas accepter qu’il n’y en ait pas.

C’est sur cette conclusion que nous avons arrêté le dictaphone, et que nous nous sommes empressés d’aller manger (nos deux ventres criant famine).

Mars 1993.

Merci à Jean-Philippe LOUPI pour la relecture.

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Carlos VAQUERA
Localisation : Bruxelles Age : 44 ans Profession : artisan de l'illusion Spécialités : aucune mais tente de faire de mon mieux Publie dans la Circular de l'Ecole Magique de Madrid, dans Imagik, dans la Revue de la Prestidigitation et dans Arcane. " C'est Youki qui m'a introduit (sans jeux de mots ni de mains) à l'art de la magie et c'est Arturo de ASCANIO qui fut ma première révélation." "J'ai eu l'immense privilège d'être à côté de Roberto GIOBBI, Aurelio PAVIATO et Pedro LACERDA l'un de ses fils spirituels." "(Dans cette grande famille, on retrouve en tant que frère spirituel d'Arturo : Juan TAMARIZ, John THOMPSON et Bernard BILIS) - eh oui, je me sens tout petit... Je suis un touche à tout. Certains diront que c'est s'éloigner de l'art qu'on a choisi de pratiquer. Moi je pense que c'est l'enrichir en prenant des routes secondaires qui sont parfois plus belles que les autoroutes ou les routes principales."